En l’hommage du lancement de nos ateliers de stimulation des souvenirs par les odeurs en ce mois d’octobre 2024, nous accueillons aujourd’hui le récit de Christian, 67 ans, sur les odeurs qui ont bercé son enfance à proximité de la Baie de Sienne en face de l’Archipel de Chausey (dans la Manche).
(Photo : ©jackmac34)
« Je suis né et j’ai passé ma prime jeunesse dans un bourg normand bordé par les rives de la Seine, les marais et les bois aux portes de notre maison.
Les souvenirs qui me reviennent sont indissociables des saisons.
Le printemps à peine commencé chassait le brouillard dur et persistant de l’hiver, laissant place à une brume plus légère qui portait les senteurs de terre et d’eau mélangées, une exhalaison qui accompagnait les teintes de l’herbe tendre ,des coucous et des jacinthes des bois.
L’affirmation des beaux jours éclatait avec l’odeur entêtante des lilas blancs qui bordaient le chemin qui menait au jardin de mon père. Les premiers pissenlis aux feuilles finement dentelées émergeaient des talus, mon frère et moi, munis d’un couteau prêté par notre père, sans doute en cachette de notre mère, les coupions avec enthousiasme pour les livrer à notre grand-mère Marthe qui confectionnait une salade accompagnée d’oeufs durs. L’odeur piquante de cet assaisonnement me reste en mémoire malgré les années passées.
Le début de l’été, c’était la liberté, les journées passées dans les champs et les bois, les cabanes et autres refuges pour l’imagination. En fin d’après-midi, avant le retour du travail de notre père et pour éviter d’éventuels châtiments ou réprimandes pour quelque indocilité, nous redescendions au village presque toujours par le même chemin qui passait devant l’épicerie de Monsieur Petit (A cette époque on ne disait pas primeur, cette expression devait exister pour les gens de la Grande Ville).
Devant cette boutique et son étale gourmande se produisait le miracle qui acheminait les fruits venus du Sud. On les dégustait du regard en même temps que l’odeur montait à nos narines. C’était un régal avant même que de les manger, Parmi toutes ces senteurs celle des abricots me semblait la plus puissante, sans doute était-ce parce que c’était mon fruit préféré ; d’un jaune orangé, mûr à point et juteux il était fait pour la main d’un enfant, ni trop gros ni trop petit.
L’odeur de l’épicerie de Monsieur Petit en fin d’après-midi n’était pas la même que celle du matin, les fruits sans doute plus mûrs qu’en début de journée l’emportaient sur le reste des denrées, alors que le matin , c’était un mélange d’odeurs végétales et animales. C’était le moment où ma mère m’envoyait chercher deux litres de lait dans un broc de fer blanc fermé d’un couvercle muni d’une chaînette. Madame Petit, au moyen d’une grande louche puisait le liquide épais couvert d’une légère peau dans un grand bac où je pouvais apercevoir quelque mouches en train de lutter contre la noyade. L’odeur du lait fraîchemet livré par Monsieur Lugeon, l’un des fermiers les plus proches, me rappelait la ferme de ma tante Maria, mais surtout c’était la promesse de bons gâteaux faits avec la peau du lait que ma mère préparait et cuisait sur une tuile.
Chaque début d’été j’allais chez ma tante dite « Petite Tante » pour aider à rentrer les foins .
Je ne connais pas d’odeur plus subtile que celle de l’herbe coupée et séchée. La grange, au dessus de l’habitation, était remplie de cette senteur qui s’accompagnait d’une chaleur animale et réconfortante. Je découvrirai plus tard à l’adolescence les vertus cardinales liées à cet environnement.
Ma famille paternelle et maternelle par ces origines était issue du Monde de la terre et de la mer. Mes grand oncles maternels s’étaient établis sur les bords de la Manche , ce qui fait que chaque année nous passions nos vacances avec nos parents à proximité de la Baie de Sienne en face de l’Archipel de Chausey.
Chaque été ce rituel nous apportait néanmoins un complet dépaysement, le vent d’Ouest toujours vif en Cotentin, transportait une odeur puissante d’iode qui se mêlait à celle des légumes de plein champ, culture déjà dominante dans cette région, annonciatrice de la destruction du bocage normand.
A cet endroit les grandes marées sont spectaculaires, la Baie de Sienne au jusan, laisse se retirer la mer à plusieurs kilomètres, faisant apparaître les dernières pêcheries en osier constituant des nasses à poissons d’une redoutable efficacité.
A chacune de ces grandes marées, quelque soit l’heure et le temps, y compris la nuit, nous nous rendions à pieds dans ces vieilles pêcheries pour faire une récolte qui, avec mes yeux d’enfant me paraissait miraculeuse. Toute la famille participait. Mademoiselle Grandsire, âgée de quatre-vingt ans, belle soeur de ma Grande tante et concessionnaire de la pêcherie, n’était pas la moins active, de l’eau jusqu’aux cuisses elles attrapait avec un geste sûr marqué de l’expérience le meilleur des espèces présentes. Nous revenions ainsi fourbus et chargés de bars, de lieux et de limandes .
Les odeurs de la mer , des laminaires des poissons vivants et palpitants sont restés intacts en ma mémoire, je les ai en commun avec ceux de ma génération. J’en ai transmis le récit à mes enfants. Tout cela a aujourd’hui disparu, le trait de côte a reculé et les pêcheries sont détruites.
Le retour de vacances marquait la fin prochaine de l’été.
Sans attendre la mutation des couleurs annonciatrices de l’automne, les bois tout proches de notre maison, rendaient déjà une odeur de mousse chargée d’humidité. C’était pour moi comme pour mes compagnons de jeux, le signal de la rentrée des classes dont le souvenir subsiste comme à chaque fois le commencement d’une autre vie.«